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22/05/2001
L'intimité au risque du regard

Par Numa Murard,
Sociologue, Université Denis Diderot Paris 7 - pour le site Loft Scary



Numa Murard profite de la tribune ouverte de Loft Scary pour répondre à l'article de son confrère Jean-Claude Kaufmann, publié dans le quotidien Le Monde daté du 11 mai.

Il est trop facile de cracher sur Loft Story, sur ceux qui regardent et ceux qui sont regardés. Plus globalement, ceux qui méprisent la télévision expriment simplement un mépris de classe (comme le note justement mon collègue Jean-Claude Kaufmann dans un article au journal Le Monde du 11 mai 2001, "Voyeurisme ou mutation anthropologique"). Les mêmes, qui se moquent, peuvent saluer les exploits cinématographiques de Catherine Breillat ou la bravoure littéraire de Catherine Millet, qui sont exactement la même chose que Loft Story dans des emballages destinés aux Bobos.

Cependant, on n'est pas obligé d'accepter sans broncher (comme le fait complaisamment ce même sociologue) la domination du regard. Le regard est le sens dominant, qui ordonne, classifie, hiérarchise, il est le sens du pouvoir. On n'est pas obligé d'accepter qu'il domine aussi l'intériorité. Au lieu d'un big brother totalitaire, nous dit Jean-Claude Kaufmann, Loft Story manifesterait la démocratisation du regard, le fait que chacun, et non plus seulement une élite, peut être soi et tenter d'exister davantage en étant regardé et en regardant. Mais je crois que la domination du regard sur les autres sens est une négation de la culture, ou plutôt une soumission à ce qu'elle a de plus hypocrite, ce qu'elle dissimule sous la politesse ou la courtoisie, ce que traduit l'expression "pas vu, pas pris".

Il est vrai qu'à la cour royale, puis dans les salons bourgeois, l'intériorité a été le résultat du fait que les passions, le désir ou même les pulsions ne pouvaient plus s'extérioriser sous peine de sanctions, d'ostracisme social. C'est le regard des autres qui conduit les hommes à plonger en eux-mêmes. C'est pourquoi l'intimité a changé de sens après l'âge classique. Elle désignait le cercle des proches (les intimes), elle a ensuite désigné le rapport de soi-même à soi-même, l'intériorité. Mais il ne faut pas confondre l'effet avec la cause. Si les agencements des regards dans les groupes dominants sont à l'origine du développement de l'intériorité, il ne s'ensuit pas que cette intériorité soit et doive être dominée par le regard.

Au contraire : ce qu'il y a de mieux dans la culture s'est développé à l'écart de ces agencements de regards, dans la sensibilité, les sentiments. Les yeux fermés ou le regard flottant, les autres sens en avant. L'intelligence du coeur et du corps. Mouvement, rythme, vibration, accords. Intelligence, intuition, feeling. Cette intelligence du coeur et du corps est notre bien le plus précieux, ce grâce à quoi nous pouvons résister à la déshumanisation du monde. On ne saurait donc se réjouir des progrès de la télévision-poubelle, qui est la négation de notre humanité par la destruction de ce qui a été construit dans l'intériorité, patiemment accordé avec nos conjoints, patiemment transmis à nos enfants, patiemment échangé avec nos collègues, avec nos pairs et parfois même avec le passant ou le passager inconnu. Intelligence du corps et du coeur qui a aussi fait de notre pays une patrie (parmi d'autres) de la littérature et des arts, du désir d'être meilleur et de la volonté de le rester.





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