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15/05/2001
Loft Story :
un regard persan sur soi


Par Frédéric Chatelain
Enseignant et éditeur


C'est une singulière paresse intellectuelle qui nous conduit à nous débarrasser de l'émission Loft Story en invoquant le voyeurisme, tout comme nous nous étions déjà débarrassé des premiers "reality shows" lorsqu'ils sont apparus à la télévision française. En effet, comme cela a été rappelé dans vos colonnes, le voyeurisme consiste à éprouver du plaisir devant des scènes mettant en jeu autrui dans un rapport sexuel. La censure exercée par M6 met à l'abri les millions de spectateurs de la vie des "lofteurs" de cette tentation.
Quelle est, alors, l'origine de la fascination qu'exerce sur nous cette fiction-réelle ? Les pires sitcoms sont plus fertiles en rebondissements, les décors un peu moins misérables et les personnages y ont plus d'épaisseur. Tout juste peut-on discerner un plaisir trouble de "réassurance" à voir vivre et parler plus simple que soi (Steevy n'est pas parvenu à finir un album d'Astérix, il n'aime pas le suspens ; interjections et onomatopées satisfont à l'essentiel de la communication des "lofteurs" ; Loana lit le Quid : l'exotisme de la bêtise en somme), mais comment oublier aussi que ces jeunes gens sont perpétuellement sous le regard de la caméra et obligés "d'assurer le show" pour ne pas être éliminés par le public : regardons les films de nos vacances ou de nos soirées entre amis. Force est de constater qu'en dépit des indignations vertueuses et convenues, dont le principal objectif semble être de signaler que leurs auteurs n'appartiennent pas, eux, à la masse confuse des crétins voyeurs, les rues des villes bruissent des prénoms de Loana, Aziz, Kenza ou David, que la presse entasse les décryptages, les tribunes et les points de vue pour aboutir à ce même constat : l'émission est abjecte, et nous sommes nous-mêmes abjects de ne pas y résister.

Certes, l'émission est abjecte car une armée mexicaine de psychiatres, psychanalystes et psychologues a participé à la sélection d'un échantillon de jeunes adultes "bien dans leur tête", mais assez fragiles tout de même et à l'histoire individuelle assez complexe (Loana, Steevy...) pour que des tensions et des crises viennent inévitablement pimenter la vie du "loft" - où commence la faute professionnelle ? Des jeunes adultes qui n'ont pas une idée claire de ce qui sera fait - de ce qui est fait - de leur image (Delphine, par exemple, croyait que rien de ce qui est intime ne serait diffusé ; et comment réagira Loana quand elle saura que la vidéo de ses ébats avec Jean-Edouard est téléchargeable par un enfant de cinq ans sur des dizaines de sites internet ? Comment interpréter l'interdiction faite par la "Production" aux nouveaux entrants de révéler aux "anciens" ce qui se passe à l'extérieur, sinon par la mauvaise conscience ?). Des jeunes adultes, ensuite, qui vont retrouver l'air libre auréolés du statut de vedettes sans talents particuliers, et qui, après les grandes émissions "starisantes" (Dechavanne, Delarue, Drucker, Fogiel, Nulle part ailleurs, Ardisson) glisseront en quelques semaines vers le merchandising (Le journal du Loft ; la compil du Loft ; le Loft : les meilleurs moments en vidéo ; Les secrets de beauté de Laure), auront vite besoin des quelques milliers de francs encore proposés par les discothèques de province pour des prestations toujours plus exigeantes et enfin, inexorablement, se retrouveront devant les têtes de gondole des hypermarchés de zones industrielles. Dans dix ans, Loana, trop maquillée, les lèvres colmatées au collagène, habillée comme sa fille, essaiera d'exister à nouveau à l'image pour nous vendre une méthode de fitness, et le ou la plus exhibitionniste d'entre eux (Aziz, Jean-Edouard, Kenza ?) triomphera peut-être au Top 50, comme son homologue allemand dans un titre intitulé "C'est bon d'être un trou du cul". Fabuleux destin, qui serait simplement humain et triste s'il n'était froidement programmé par des cyniques et des psychiatres que les actionnaires de M6 félicitent déjà au nom de l'audimat, et à qui on continue à serrer la main le matin, au bureau. Relisons A rebours, D'Huysmans, il y est question d'une perversité assez semblable.

Peut-être le spectacle de ce désastre vertigineusement annoncé nous tient-il, nous qui avons déjà vu le retour de Danièle Gilbert, Véronique et Davina, Chantal Goya, Casimir, Nicolas Peyrac, Michèle Torr et tant d'autres aussi talentueux, cloués à notre écran, mais cela n'explique pas plus que le voyeurisme est à l'origine de l'extraordinaire succès de cette émission chez les 15-25 ans. Le goût du désastre vient avec l'âge, j'en veux pour preuve l'article de D. Schneidermann dans le Monde Télé du 7/05/01, qui annonce l'avènement de Loana avec une rhétorique que Frédéric Mitterrand, un jour de forme, n'aurait pas désavoué, la décrivant comme : "...une aptitude à la souffrance, une sacrifiée d'avance, une forte aux faibles armes, un mythe en devenir dont on perçoit déjà le crash final. Une star."
La réponse à la question initiale se trouve en creux sur les nombreux forums de discussions consacrés à Loft Story, qui expriment souvent soit un sentiment d'exaspération face à la manipulation de la réalité, soit la suspicion d'une scénarisation du séjour et de la présence d'acteurs à l'intérieur du "loft". De nombreux messages pointent le décalage temporel entre l'image diffusée et les événements réels, la censure de la chaîne qui détourne les caméras des discussions qui la mettent en cause, des altercations et des interrogations des candidats. C'est la vraie vie qui nous est dérobée semblent dire les internautes : mais en quoi nous trompe-t-on, en quoi nous escroque-t-on, en quoi nous lèse-t-on en réalisant le flux d'images ?
Que cherchent-ils, que cherchons-nous ? Certainement pas l'image de la vraie vie, dont nous éprouvons tous les jours à quel point elle diffère de celle du "loft", mais le regard que les autres, observateurs postés derrière la glace sans tain des conventions sociales, portent sur notre vraie vie ; c'est cette position d'observateur extérieur par rapport à nous que nous cherchons à saisir dans Loft Story, à éprouver, à épuiser et à apprivoiser. Regarder Aziz à son insu se comporter en macho imbécile puis pleurer - ou feindre de pleurer - quand quelqu'un quitte le " loft ", c'est comprendre comment nos comportements, imbéciles, hypocrites ou sincères, sont perçus par autrui. Observer les jeux de pouvoir autour d'un nouvel arrivant, c'est chercher à comprendre comment les actions conduisant à nos prises de pouvoir ou à nos allégeances, souvent éparpillées dans le temps et l'espace au regard de notre propre conscience, peuvent être réorganisées par le regard d'autrui. Les contraintes très fortes imposées aux candidats - appât du gain, nécessité d'exister aux yeux du public, obligation de constituer un couple - mettent à nu en les grossissant les stratégies que nous déployons dans nos vies quotidiennes et nous transforment en voyeurs de nous-même.
Déchirant mystère adolescent de l'image de soi, qui trouve ici un début de résolution tragique parce qu'il fera onze victimes expiatoires : six garçons, cinq filles, livrés au Minotaure Audimat dans le labyrinthe du "loft". Soyons leur reconnaissants, et ne les chargeons pas du poids de nos incertitudes, mais n'oublions pas qui ordonne le sacrifice.





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